La traductrice

par Florin Oncescu

 

Il était presque minuit. Déjà dans mes draps, je m’efforçais de m’endormir. J’ai entendu quelqu’un marcher dans le couloir. Bruit de pas hésitants, puis chuchotements... et de nouveau des pas. Et, tout à coup, quelqu’un a frappé à ma porte. Décidé, nerveux, déterminé à me réveiller, supposant que je dormais.

J’ai eu un pressentiment. Bon sang, c’est pas... ? J’ai sauté de mon lit et je me suis approché tout doucement de la porte. De l’autre côté, les chuchotements avaient cessé. Pendant à peu près une minute, on s’est guetté réciproquement, moi et mes visiteurs nocturnes. Tout de même, pas eux, je me suis dit. C’est pas logique ! Et quand le coup sur la porte a été répété, j’ai ouvert.

C’était bien eux ! L’inconnue qui, deux jours auparavant, m’avait tapé de cent francs... et le petit garçon.

- Ne ferme pas ! m’a dit la femme, en voyant mon regard stupéfait.

La réaction de quelqu’un habitué aux humiliations, aux refus. Je n’ai pas fermé.

- Laisse-nous entrer ! J’ai quelque chose à te dire et j’peux pas te parler devant la porte.

Si je ne la laissais pas entrer, elle semblait prête à faire du tapage. Les étudiants français des chambres voisines se seraient agréablement amusés, se seraient lancés dans des spéculations. Tiens, tiens... L’ingénieur roumain de la chambre 114 a des ennuis.. Sa femme et leur enfant... Sa maîtresse et leur enfant... l’ont repéré... Une bagarre va s’ensuivre... Le pauvre ! Le flirt discret avec Laurence, l’étudiante de la chambre 110, va se finir... Juste au moment où on en était arrivé à l’étape des saluts tendres ! Et puis le concierge l’aurait appris aussi ! L’étudiant en charge de la sécurité cette nuit l’aurait annoncé, le matin. Je risquais l’expulsion de la résidence universitaire !

Donc j’ai ouvert largement la porte. Je me suis excusé pour ma tenue, j’étais vêtu d’un pyjama, mais la femme a dit que ça allait. Elle et l’enfant sont entrés dans ma chambre.

***

Je les avais connus deux jours auparavant. Le professeur Gabriel Pont, le président de l’Association pour l’amitié franco-roumaine, m’avait invité à assister à une séance du cours de langue roumaine qu’il enseignait à l’Université Grenoble V. Il voulait me montrer la petite bibliothèque de livres roumains qu’il avait lui-même érigé là-bas. Je suis arrivé un quart d’heure en retard, déjà résolu à attendre la pause suivante pour entrer dans la salle de cours. Devant la porte il y avait une femme et un enfant. L’enfant, un petit garçon de sept-huit ans, déambulait le long du couloir, sautait à cloche-pied, fredonnait... Il tuait le temps. La femme restait assise sur une chaise. Quarante ans, maigre, cheveux noirs et longs, tombant sur les épaules, attirante encore. Je lui ai dit : bon jour ! Elle m’a demandé, en roumain : tu es roumain?

La femme était arrivée à Grenoble une semaine auparavant et moi j’étais le premier roumain qu’elle rencontrait ici. Boursier, donc... Si elle avait besoin de quelques informations, elle n’aurait pas pu tomber mieux ! Je lui ai offert mon numéro de téléphone. Geste réflexe... Réaction instinctive... Acte de présence dans le monde... dans le règne... Sur ma carte de visite, de production artisanale, à côté du numéro de téléphone du département universitaire où je faisais mon stage, mon adresse personnelle.

Maintenant, sachant qui je suis, ce que je fais, quelles sont mes coordonnées, la femme est entrée dans le vif du sujet. Elle m’a livré son histoire. Elle était en France à cause de son enfant. Ce gamin vivace, qui gambadait devant moi, était touché par une maladie impitoyable. Le nom de la maladie, la femme ne se sentait pas dans l’état d’âme de le prononcer. C’était inutile d’insister. Ce que je devais retenir c’était que le traitement nécessitait de l’argent. Beaucoup d’argent. Son devoir de mère était d’obtenir cet argent. Mais les Français sont, à leur manière, un peu... emmerdants. Ils lui ont proposé de mettre l’enfant à l’hôpital, pour le faire examiner... Pour savoir à quoi va servir leur argent. Mais elle ne veut pas entendre parler d’hôpital. Elle ne veut pas faire entrer son enfant à l’hôpital, que ce soit clair ! A l’hôpital on meurt ! Ses relations avec les Français, avec la France, se trouvaient donc dans une impasse. Les deux parties ne faisaient plus confiance l’une à l’autre. Le salut pouvait seulement venir d’un millionnaire français généreux, qui serait disposé à l’écouter, à lui faire confiance et à mettre dix mille francs sur la table. Pas pour elle ! Pour son enfant !

En ce qui concerne Gabriel Pont, la femme ne le soupçonnait pas d’être millionnaire. Mais elle avait pensé que le professeur était la personne la plus en mesure de la mettre en contact avec le cercle des philanthropes grenoblois. Le président de l’Association franco-roumaine pouvait la recommander ! Une pauvre mère roumaine en détresse... Ensuite, elle aurait su se débrouiller toute seule ! Elle savait comment parler à ces canailles... Ils veulent qu’on ne les dérange pas ? Mais les Russes, qui les a fait venir chez nous? Faut pas oublier Yalta ! J’ai murmuré que ce n’était pas les Français, mais elle m’a ignoré, tout en concluant : Et maintenant ils veulent s’en laver les mains ? Ah, ça non, Messieurs !

Je me suis déclaré confiant dans la capacité du professeur à l’aider et je me suis tu. J’avançais sur des sables mouvants. La femme était imprévisible. Le dénouement d’une pareille rencontre, entre elle, le professeur et moi, était imprévisible aussi. J’ai regardé ma montre. J’avais encore dix minutes pour me sauver.

Dans les cinq minutes suivantes, elle m’a mis dans la situation de lui offrir cent francs. L’argent pour tous mes repas, cinq jours d’affilée ! De l’argent prêté, pour ainsi dire. Le genre de prêt après lequel tu pries pour ne plus rencontrer ton débiteur... parce que la logique te dit qu’entre vous deux l’argent ne peut circuler qu’en sens unique... De toi vers lui.

Ce soir, elle n’avait rien à donner à manger à l’enfant, m’a-t-elle dit. Il faut que je l’excuse si elle semble être sans-gêne... Elle avait sa chambre d’hôtel payée... pour encore une nuit... Mais pour manger... pas un seul franc.

Le petit garçon, appuyant son dos contre le mur, me regardait avec une curiosité impersonnelle, neutre, d’homme de science, je dirais. Moi j’étais le bison chassé par maman... J’ai toussoté, j’ai mis ma main dans la poche et je l’ai ressortie avec ce que j’avais. Un billet de cent francs. La femme a pris le billet, l’a regardé de près et m’a adressé un sourire. J’avais largement dépassé ses espérances. Elle s’est levée de sa chaise et m’a embrassé sur les joues. Une femme encore attirante m’a embrassé sur les joues... Femme attirante ? Femme ? Tout ce que je savais c’est que je devais m’enfuir. L’argent c’est comme les cochons... Ça salit tout. Je lui ai souhaité bonne chance, j’ai serré la main de l’enfant et je m’en suis allé.

***

Qu’est-ce que cette femme voulait me dire, à minuit passé, une fois entrée dans ma chambre ? Elle et son petit n’avaient plus où dormir, cette nuit-ci. Restés sans un sou, ils ont dû quitter l’hôtel. Elle avait pensé à moi, sa seule connaissance à Grenoble. Est-ce que je pouvais l’aider de quelque sorte ?

Je louais une chambre pour deux personnes à moi seul. J’avais donc deux lits dans ma chambre. Ce détail n’avait pas échappé aux yeux vigilants de la femme. Je lui ai dit qu’elle était chanceuse, car mon colocataire, un étudiant français, était en train de dormir ailleurs cette nuit-ci... Mais que le lendemain, à neuf heures du matin pile, il sera de retour. Donc j’ai proposé de les héberger, mais pas plus d’une nuit.

Ils n’avaient pas de bagages et avaient déjà mangé. Le gamin était fatigué. Sa mère lui a enlevé ses adidas et ses vêtements. En slip et tee-shirt, l’enfant s’est glissé sous la couverture, dans le lit disponible.

Ensuite la femme est descendue à la cabine téléphonique située devant la résidence. Elle m’a dit qu’elle devait parler à la réception de l’hôtel, pour donner des indications au sujet des bagages restés là-bas. Moi, j’avais commencé à avoir des doutes. Je pensais plutôt qu’ils avaient quitté l’hôtel en cachette... et que j’étais loin d’être leur seule connaissance à Grenoble. La plus récente et naïve, ça oui ! Mais je commençais à me réveiller !

Les deux lits étaient séparés par le couloir qui reliait le petit vestibule aux fenêtres. L’enfant et moi étions chacun dans un lit, avec sa veilleuse allumée. L’enfant bougeait sous sa couverture, j’ai pensé donc qu’il apprécierait que je lui parle. En plus, j’étais curieux ! Je lui ai demandé s’il savait parler français. Il savait, m’a dit, mais il n’aime pas le parler avec les Roumains. Ah, bon... Je lui ai demandé quel âge il avait. Sept ans, il m’a répondu. Je lui ai demandé quel était son nom. Il s’est tu. Je lui ai demandé quel était le nom de sa mère. Il s’est tu de nouveau. Je lui ai dit qu’il était supposé savoir des choses pareilles, à son âge. OK, tu peux m’appeler Cristi si tu veux, il m’a dit. Le gosse était instruit plus qu’un espion soviétique envoyé en mission à Washington. Ou vice versa.

De retour dans la chambre, la femme m’a dit qu’elle avait parlé des bagages. Elle devait passer les prendre le lendemain, quand elle aura aussi décidé du parcours à suivre. Elle m’a demandé si je connaissais d’autres Roumains à Grenoble, avec lesquels il serait possible de la mettre en contact. Je lui ai répondu que les quelques Roumains que je connaissais étaient comme moi. Des ingénieurs venus pour des stages de spécialisation plus longs ou plus courts, survivant grâce à des bourses mesquines... tout en essayant de mettre quelque chose de côté, pour leur famille restée au pays. Des gens pour lesquels le billet de cent francs valait beaucoup ! Evidemment, je n’étais pas à la hauteur des nouveaux espoirs de la femme... Des espoirs stimulés par mon bon comportement, durant notre première rencontre. Maintenant je défendais sauvagement mon logement, mes poches, mes connaissances. Pire encore, je lui ai demandé si le professeur Pont avait offert de l’aider. Ce con m’a donné cinquante francs, m’a t-elle répondu, sans d’autres explications.

A en juger d’après sa respiration, l’enfant était déjà endormi. La femme a retiré ses vêtements dans le noir et s’est glissée dans le lit, à côté de lui.

J’ai eu du mal à m’endormir. Je ne savais rien sur ma visiteuse. Ni le nom, ni ce qu’elle faisait au pays, ni comment elle s’était débrouillée jusqu’à ce jour en France... ni ce qu’elle cherchait ici, en vérité. Bien que, si on y pense plus, il y a toujours quelque chose à chercher... Une vie meilleure...

Et j’avais un autre motif d’inquiétude. Personne ne l’avait vu entrer chez moi. Aucune de mes connaissances n’était au courant de son existence. Je l’ai imaginé se levant, tandis que je dormais, et fouillant mes poches. Pire encore, me frappant sur la tête... ou me plantant un couteau dans la gorge... Personne n’aurait su qui l’avait fait ! J’ai pensé tout particulièrement à mon petit couteau, que j’utilisais pour ouvrir les conserves. Il était sur l’étagère du côté gauche de la fenêtre, en quelque sorte au chevet de mon lit... Je ne pouvais pas le détourner de ma pensée.

Et il y avait encore quelque chose qui m’empêchait de dormir. Avant leur arrivée, j’avais bu une grande tasse de thé... J’ai subitement mis de côté la couverture et me suis levé, décidé à aller aux toilettes. Presqu’en même temps, la femme a brusquement relevé la tête, en s’appuyant sur son coude. C’est quoi ? m’a-t-elle demandé. Rien, je lui ai dit, je m’en vais aux toilettes. J’ai compris qu’elle non plus n’était pas très à l’aise.

***

A sept heures et demi du matin, j’ai été le seul à entendre le radio-réveil, réglé sur France-Info, à bas volume. La femme et l’enfant dormaient encore. Je me suis lavé au lavabo du vestibule, me suis habillé et j’ai commencé à préparer le petit déjeuner, sur la table à côté de la fenêtre. Les nouvelles, réitérées toutes les cinq minutes, ont aussi réveillé la femme. De son lit, elle m’a demandé si elle pouvait utiliser la douche. En passant par le vestibule, la chambre donnait sur une cabine de douche. Elle s’y est glissée pendant que moi, tourné vers la fenêtre, je préparais le café. Le bruit de l’eau de la douche, ajouté à la litanie des nouvelles de la radio, a dérangé l’enfant, qui gémit dans son sommeil. Presque immédiatement, la porte de la cabine de douche fut entrebâillée. La femme jeta un premier regard vers son fils, ensuite un second, vers moi. Concluant que tout était en ordre, elle retourna à sa douche. Peu de temps après, elle entrouvrit de nouveau la porte et me pria de lui donner une serviette. Je lui ai donné la serviette et je suis retourné à mon café. J’ai pensé à la situation bizarre et légèrement ridicule dans laquelle je me trouvais. Une femme dont je n’avais pas envie, qui n’avait pas non plus envie de moi, dont j’avais peur, qui avait aussi peur de moi, déambulait toute nue sur mon territoire...

Au petit déjeuner, l’enfant refusa catégoriquement de goûter aux oeufs bouillis. Mais j’avais des flocons de mais et une sorte de cacao, avec lesquels je l’ai contenté. Pendant qu’il mangeait, il regardait par la fenêtre, vers les courts de tennis. Il m’a parlé de sa nouvelle raquette et des parties qu’il avait faites, quelques jours auparavant. D’une certaine manière, sa mère arrivait à se débrouiller.

J’ai demandé à la femme ce qu’elle faisait au pays. La curiosité... Légèrement irritée, elle m’a dit qu’elle avait traduit des livres. J’ai persévéré : Quels livres ? Des livres ! elle m’a crié. As-tu entendu parler de Marguerite Yourcenar ? J’ai fait signe que oui. “Mémoires d’Hadrien”, tu en as entendu parler ? J’ai acquiescé de nouveau. Et bien, c’est moi qui l’a traduit en roumain. Ça te va ?

A neuf heures ils étaient prêts à partir. Apparemment gênée, la femme me sollicita encore un petit prêt. Au moins trente francs... Apparemment gêné, je me suis excusé. Je ne les avais pas !

Sur le pas de la porte, elle a encore eu quelque chose à me dire.

- Oui... Maintenant, je suppose, il faut que tu écrives ton rapport... Vous le faites tous ! Maintenant, comme avant... Vous tous les boursiers... Mais moi, je m’en fous maintenant...

Sa petite vengeance... Je n’ai pas commenté. J’ai serré la main de l’enfant. Elle, je lui ai souhaité bonne chance. Comme après la première rencontre.

***

Après mon retour à Bucarest, j’étais dans une bibliothèque quand je me suis souvenu de la traductrice de Grenoble. J’ai cherché dans le catalogue. Le livre dont la femme m’avait parlé a été traduit en roumain par un homme...

LE BUFFET GRENOBLOIS

Je me suis pointé au siège de l’Association pour l’amitié franco-roumaine le soir où, comme m’avait prévenu Andrei, on organisait un BUFFET. A quelle occasion, je l’ignorais, mais ceci ne me dérangeait pas. J’envisageais de rompre la monotonie de mes dîners, auxquels je ne pouvais pas me permettre de destiner une somme supérieure à trois francs. Et en dessous de cette limite, je n’avais découvert qu’une seule chose capable de me nourrir à mon gré, un cassoulet en conserve de la plus basse qualité. Donc maintenant je rêvais de sandwiches au beurre et aux fines charcuteries, de petits gâteaux de cacao à la crème fouettée, de noisettes, de noyaux d’amandes et de pistaches, de quelques verres de vin et d’au moins un Pastis. Rien d’extraordinaire, en fait.

Maxim, l’universitaire bucarestois avec lequel je partageais une chambre sur le campus universitaire, avait renoncé à venir. Il pensait passer les fêtes de fin d’année au pays et, en homme réfléchi, il ne pouvait pas s’en aller les mains vides. Ce soir il était parti voir une Ford Fiesta de seconde main, en vue de l’acquérir.

***

Je suis arrivé trente minutes avant l’heure fixée, huit heures du soir, et je suis tombé sur une séance de cours de langue roumaine pour des Français. Le professeur, un jeune compatriote dont j’avais retenu le visage dès ma première visite à l’Association, m’a invité à prendre place autour de la table qu’il partageait avec ses cinq étudiants. J’étais ainsi invité à donner un coup de main aux étudiants, en leur donnant une illustration de la prononciation dans la langue étudiée. Par coquetterie, mais aussi par désir de m’exprimer clairement, je me suis approprié l’identité de Maxim. Je me suis donc présenté comme professeur d’informatique à Bucarest, se trouvant à Grenoble avec une bourse du gouvernement français. C’est autre chose qu’un écrivain aspirant, ex-ingénieur, à présent distributeur de journaux, n’est-ce pas? Sans parler de mon visa de séjour, déjà expiré. A en juger d’après leurs regards admiratifs, j’en ai conclu que je m’étais fait comprendre. Ensuite, chaque étudiant s’est présenté, à son tour, dans son propre franco-roumain. Deux d’entre eux étaient prêts à faire des voyages en Roumanie, dans l’espoir de démarrer des affaires. Deux autres étaient des employés de la mairie de villages jumelés avec des villages roumains. La seule femme du groupe, une Normande d’environ quarante ans, rondelette, à chevelure rousse et avec des taches de rousseur un peu partout, était mariée avec un diplomate. Son mari avait été envoyé à Bucarest et elle se préparait à le rejoindre.

Puis les étudiants ont repris les exercices routiniers. Moi, j’ai été sollicité pour aider Madame la diplomate, raison pour laquelle je me suis placé à ses côtés et j’ai commencé à lui chuchoter à l’oreille les mots que Madame pointait du doigt, sur le papier distribué. Et je n’ai pas profité de l’occasion pour promener ma main sur ses genoux, comme on dit en Roumanie que c’est la règle chez les Français. Par timidité.

***

La classe de roumain a été interrompue avant huit heures à cause de l’agitation produite par ceux venus en avance au buffet annoncé. J’ai remarqué sur le pas de la porte les universitaires de Suceava, qui s’entassaient l’un derrière l’autre et se passaient ainsi l’honneur de soutenir la conversation minimale en français qu’on attendait de chaque nouvel arrivant.

La table et les chaires ont été déplacées près des murs et la pièce a été envahie en peu de temps par les invités. D’un débarras, deux hommes ont fait apparaître un piano en miniature, un grand jouet à l’échelle un sur quatre. Dès que l’objet fut placé sur la table, on enleva le couvercle. Tout était là. Les plateaux de sandwiches et de petits gâteaux, les bouteilles joliment colorées et les verres.

Le président de l’Association, le professeur Gabriel Pont, avait commencé à s’agiter autour du téléviseur, auquel j’ai remarqué qu’on avait couplé un magnétoscope. Dans quel but, je l’ignorais.

J’ai commencé à parcourir lentement la pièce, désireux de m’établir dans une position avantageuse par rapport aux richesses entrevues. On n’est jamais trop prudent dans de pareilles circonstances. Et sur la générosité des invités français, sur l’idée qu’ils allaient céder la priorité aux Roumains, par des considérations émergées de la juste compréhension des implications du contexte socio-politique européen sur nos poches, moi je ne pariais pas grand chose. Au contraire ! J’étais convaincu que l’esprit compétitif propre à la société dans laquelle ils s’étaient formés allait se refléter dans leur comportement de ce soir.

***

Arrivé près du piano, j’ai été attiré dans une conversation anodine par un des Français que j’avais connu au cours de roumain. Monsieur Jean Bouvier voulait savoir depuis combien de temps j’étais en France, qu’est-ce que je faisais effectivement en France et, surtout, quand est-ce que je devais quitter la France. J’étais devenu quelque peu allergique à ce triplé de questions, que chaque Français que je rencontrais à Grenoble se sentait obligé de me balancer, donc je lui ai répondu brièvement, en lui offrant un peu plus d’informations sur Maxim. J’ai essayé de dévier la conversation vers quelque chose d’autre. Je lui ai demandé s’il connaissait la raison de notre réunion, ce soir-là, à cet endroit précis. La vérité c’est que j’étais devenu très intéressé par ces petits détails, après avoir vu les préparatifs et le grand nombre d’invités. Moi n’étant pas à proprement parler un invité, je n’avais pas d’invitation écrite. Monsieur Bouvier m’a prié de répéter ma question parce qu’il ne l’avait pas très bien comprise, m’a-t-il dit. Alors que je m’apprêtais à me conformer à sa demande, le professeur Pont, président de l’Association, qui était placé près du téléviseur, a commencé à parler à voix haute.

- S’il vous plait, Mesdames-Messieurs, un peu de silence!

J’ai convenu avec Monsieur Bouvier, par un échange furtif de regards, de reprendre plus tard notre conversation. Le silence rapidement obtenu, Monsieur Pont a continué:

- Comme vous le savez déjà, nous nous sommes réunis au siége de notre Association pour marquer... pour célébrer ensemble la Fête Nationale de la Roumanie.

J’ai instantanément réalisé la gaffe que j’étais en train de faire dans mon entretien avec Monsieur Bouvier et j’ai adressé à mon ami Andrei, dans ma tête, quelques gros mots, histoires de dieu et de mère, pour le flou des renseignements qu’il m’avait donnés.

Quand il a terminé son allocution, Monsieur Pont a mis en marche le magnétoscope. Sur l’écran du téléviseur on pouvait voir, dérouler à petite vitesse, pour ne pas endommager l’œil du spectateur, la lettre de l’Elu de la nation roumaine adressée aux membres de l’Association grenobloise. Exactement ça. Et pendant que les Français regardaient le texte avec un pur intérêt d’ethnologues, dans les yeux grands ouverts des Roumains commencèrent à briller les options politiques les plus profondes.

***

Si dans mes yeux il y avait quelque chose qui brillait, c’était bien la faim. Je crois que j’ai été le premier à mettre la main sur un sandwich, une seconde après que Monsieur Pont ait prié l’assemblée de ne pas éviter le buffet. Moi, j’ai évité de reprendre ma conversation avec Monsieur Bouvier, chose facile à faire, car lui aussi se trouvait dans les premiers rangs de la frénétique offensive déclenchée par l’invitation du président. Plus encore, il avait le devoir de procurer de la nourriture à Madame Marthe Bouvier aussi, qui lui avait crié, d’à peu près cinq mètres de distance:

- Jean, quelque chose pour moi!

Ayant dans une main une assiette, sur laquelle on pouvait voir toute la gamme des sandwiches et des petits gâteaux disponibles, et dans l’autre un verre de vin d’Alsace, je me suis extrait de la cohue et me suis offert une place plus tranquille. J’ai admiré en silence le moyen ingénieux par lequel les universitaires moldaves faisaient leur chemin vers le buffet. Toujours l’un derrière l’autre, comme à leur arrivée, le premier prononçant par intermittence “pardon-pardon”.

***

Ensuite Andrei est apparu près de moi, avec une assiette plus grande et mieux remplie que la mienne. Je m’attendais à ce qu’il m’expose son opinion sur le texte télévisé, mais j’ai constaté avec joie qu’il n’avait pas envie de parler de politique. Et ce n’est pas parce que nos opinions auraient divergées. Nos opinions s’accordaient parfaitement, là-dessus aussi. Mais, autant il adoptait un ton léger, en parfait accord avec le côté picaresque de mon caractère, lorsqu’il parlait des filles et de la bouffe, autant il devenait extrêmement sérieux et plongeait dans le pathétisme, lorsqu’il s’agissait de parler de politique. Donc Andrei m’a demandé, en bougeant ses sourcils:

- As-tu vu les doctoresses ?

Moi, j’avais déjà remarqué les deux brunettes rondelettes qui entouraient Madame le médecin Defosse, membre marquant de l’Association. Mes oreilles avaient capté les “r” ostentatoires de leur français, un français correct par ailleurs, et elles ne se sont pas trompées.

- Tu parles de ces deux là ? j’ai dit, en les lui montrant discrètement.

C’était exactement d’elles qu’il me parlait. Deux nanas de Cluj, aux yeux luisants, venues en France immédiatement après la Grande Mineriade. On était tombé d’accord là-dessus, les filles étaient correctes. Et propres comme des chats, ajouta Andrei, en précisant que c’est surtout pour ça qu’il a une vraie faiblesse pour les doctoresses, en ces temps sordides où on ne sait ni de quel côté ni comment se protéger avant tout.

Ces mots étant dits, on s’est rapproché du piano, on a rempli de nouveau les verres et on s’est éloigné l’un de l’autre.

***

Andrei s’est dirigé vers le groupe au centre duquel pérorait Monsieur Pont. Moi j’avais mon idée sur ses intentions. Il voulait exciter l’orateur. Monsieur Pont avait des opinions fermes sur l’espace politique roumain, toutes dans la direction du “c’est mieux qu’avant et je ne comprends pas ceux qui...” Mais pourquoi elles étaient tellement fermes, les opinions de Monsieur Pont? Probablement qu’en le lui demandant, Monsieur Pont aurait répondu “parce qu’elles sont justes”, mais ce n’était pas à Andrei ou à moi de le croire. Harponner Monsieur Pont semblait être un travail pas seulement facile mais plein de satisfaction aussi. Autour du président affluaient en premier lieu les dames, et Andrei, intellectuel roumain (et je précise maintenant, car j’en ai l’occasion: sismologue), savait que le seul atout dans la grande et la vraie compétition des hommes c’était l’Esprit. Gare à ce qu’il ne s’embrume sous l’impact des convictions, je me suis dit, sachant Andrei capable de pleurer en se souvenant d’elles.

***

J’ai commencé à déambuler à travers la salle de réunion, en m’arrêtant d’un endroit à l’autre pour surprendre des bouts de conversation. Me voyant non-intégré, une vieille dame du lot des activistes de l’Association s’est rapprochée de moi et m’a demandé, à bout de souffle, depuis combien de temps j’étais en France, ce que je faisais en France et quand est-ce que je quitterais la France. Je lui ai résumé l’histoire de Maxim, qu’elle a trouvé rassurante. Elle s’est emparée d’un de mes bras et m’a traîné vers deux de ses amies, collègues de génération, en m’abandonnant à elles. Les amies m’ont balancé, à leur tour, les trois questions du formulaire standardisé, en ajoutant y une quatrième, surprenante aussi: “Aimez-vous la France?”

Très vite, la vieille racoleuse leur a apporté une autre victime, un type moustachu et déjà un peu grisé, qui s’est présenté comme suit: “Copac, peintre”. L’émotion réveillée parmi les dames par la rencontre avec un artiste a été grande. Moi aussi j’ai stimulé leur émotion, en déclarant à Monsieur Copac, dans le langage de San Antonio, qu’il ressemblait extraordinairement à Gauguin. Flatté, il nous a invité, les vieilles dames et moi, au vernissage de sa propre exposition avec vente qu’il allait ouvrir à Grenoble, quelques jours plus tard. A moi seulement, il a donné un peu plus d’information: “Portraits, paysages, cathédrales. De la merde. Je leur donne ce qu’ils veulent. Mais mon vin sera bon.”

A notre groupe se sont ralliés les membres de la famille franco-roumaine Ciucu-Morel. Je les connaissais bien, j’avais mangé chez eux une fois. Madame Ciucu-Morel, ex-Ciucu: 35-40 ans, des études inachevées au Conservatoire de Bucarest, section piano. Monsieur Ciucu-Morel, ex-Morel, 55-60 ans, ingénieur dans une centrale nucléaire pour la production de l’énergie électrique. Misha, le fils de Madame, 11 ans, né à Tirgoviste, étudiant dans une classe avec programme enrichi en peinture. Je gardais, de la soirée passée chez eux, le souvenir d’un sublime moment, survenu au dessert. Pendant que Monsieur Morel gisait dans un fauteuil, confronté à une digestion difficile, et que Misha, en proie au cafard, se promenait à travers le salon, Madame Ciucu m’avait fait, d’une manière surprenante à mes yeux, des confidences: “Mais il faut dire que je suis contente. Moi, j’ai été mariée au pays deux fois, et je n’ai pas visé juste ni la première ni la deuxième fois. Mais avec celui-ci, je suis tranquille.” En me voyant crispé, Madame Ciucu-Morel m’avait dit: “Il ne comprend pas le roumain. ”

Les vieilles dames et les Ciucu-Morel se connaissaient. Le peintre, c’est moi qui leur a fait faire connaissance, en le présentant ainsi:

- Monsieur Copac, peintre.

Je reproduis le petit dialogue qui s’en est suivi entre Madame Ciucu-Morel et le peintre.

- Oh-Oh-Oh!

- Qu’est-ce qu’il y a, Madame?

- Excusez-moi, je suis aussi une sorte de pianiste!

- Comment ça, une sorte de?

- Enfin... (Geste avec la main). Et Misha (Misha tournait autour de nous), lui est un futur peintre!

- Ah, oui?

J’ai profité du cône d’oubli dans lequel j’étais tombé pour abandonner, discrètement, le groupe d’artistes. Moi, une sorte d’écrivain.

***

En allant de nouveau vers le piano-bar, je suis passé près de la chenille universitaire moldave. Ses composants avaient entouré la dame diplomate, ma vieille connaissance, essayant une opération de séduction en groupe. Ils avaient appris que Madame se préparait pour un séjour à Bucarest et ils l’encourageaient à leur façon:

- Roumanie pour vous c’est comme France pour nous... ha-ha-ha!

Madame la Normande leur a répondu, tout en souriant maternellement:

- J’espère!

Ma présence solitaire a été remarquée par les Moldaves. Leur leader d’opinion m’a fait parvenir leur pensée collective:

- Mais que fais-tu, bon sang! Pas de fille pour toi, ce soir?

Dieu, c’est fou comme il sait, le Roumain, mettre les points sur les “i”, je me suis dit. J’ai rehaussé les épaules, en signe d’impuissance, et j’ai continué mon chemin.

Mais le hasard m’a permis de pouvoir répondre au défi moldave, en faisant connaissance avec une des deux doctoresses de Cluj. A de pareilles réunions tu y gagnes si tu bouges vite. Après un petit préambule, dans lequel je lui ai fait une fulgurante description des possibilités grenobloises de distraction culturelle à bas prix, je lui ai proposé d’échanger nos numéros de téléphone. Le motif, qu’elle a très vite accepté, a été l’entraide pour les informations utiles, si besoin est. Rien de plus normal pour deux compatriotes vivant loin du pays pour une si longue période.

Une demi-heure plus tard, en regardant à l’intérieur du piano, j’ai réalisé que la réunion approchait à sa fin. Il restait deux bouteilles de Martini, une de Pastis et quelques Vittel. A manger, plus une miette. Je me suis préparé un mélange correct de Pastis et d’eau, que j’ai commencé à siroter, en contemplant autour de moi. Le spectacle était triste. Roumains et Français s’ennuyaient à l’unisson. Madame la diplomate baillait discrètement, tandis que les Moldaves restés autour d’elle pratiquaient le silence en groupe. La vieille racoleuse était assise sur une chaise et elle se massait les genoux. Ses collègues, abandonnées par Monsieur Copac et par la famille Ciucu-Morel aussi, échangeaient probablement des impressions sur le monde de l’art. Monsieur Pont prêtait une oreille distraite à Andrei, qui lui parlait sans enthousiasme, comme s’il avait la bouche sèche. Autour d’eux, les dames étaient sur le point de leur tourner le dos. Seulement Monsieur Gérard, le gros baptiste, flânait partout, tout en distribuant des invitations à une réunion dans son église. Et les doctoresses de Cluj? Elles avaient déjà pris les places stratégiques, près de la porte. Ma nouvelle connaissance, en se sentant regardée, m’a repéré et m’a envoyé un sourire. Je lui ai répondu avec mon sourire honnête et chaleureux. L’affaire semblait prometteuse.

- Les nôtres sont toujours les meilleures !

Je me suis retourné, surpris. Le jugement appartenait au peintre, qui peut-être m’avait espionné. Il s’était emparé d’une bouteille de Martini et semblait décidé à l’achever.

- Encore un ? m’a-t-il demandé, en regardant mon verre vide.

                                   

 

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